« Suis-je snob ? » de Virginia Woolf (2012, Payot-Rivages)

Virginia Woolf (1923, Photographie de Lady Ottoline Morrell)

Virginia Woolf (1923, Photographiée par Lady Ottoline Morrell)

« C’était d’Orlando, je crois. Il [Arnold Bennet, chroniqueur au London Evening Standard] l’attaquait violemment. Il disait que ce livre ne servait à rien.  et qu’il lui avait ôté tous les espoirs qu’il avait pu placer en moi en tant qu’écrivain.  Il consacrait toute sa colonne à me détruire. Eh bien, même si j’ai beaucoup d’orgueil (…), ma vanité en tant qu’écrivain est entièrement snob. Une vaste surface de ma peau est exposée aux attaques d’un critique, mais celui-ci ne peut presque pas toucher la chair et le sang. »

(Virginia WOOLF, Suis-je  snob ? et autres textes baths,, p. 47)

Virginia Woolf & Clive Bell

Virginia Woolf & Clive Bell

Depuis ma lecture d’Une chambre à soi, les essais de Virginia Woolf ont pour moi un intérêt tout nouveau, quoi qu’influencé par mon projet de mémoire. Déjà, son oeuvre critique est assez considérable quand on y regarde bien alors pourquoi s’en priver, surtout quand la qualité est au rendez-vous ? Ensuite, c’est très agréable de se sentir au plus près d’une auteur qu’on apprécie à la lecture de textes plus directs et où sa personnalité vive, drôle et acerbe est la plus nette. On a souvent tendance à se faire une fausse image de Virginia Woolf, du moins partielle, en la réduisant à une frêle chose, déprimée, éteinte et morbide tout juste capable au mieux d’être lue par des personnes tout aussi dépressives, au pire de plomber le moral de son lectorat, même parmi les plus gais lurons. Ce cercle vicieux a pourtant une faille : on rit beaucoup en lisant Virginia Woolf, que ça soit pour son ironie, son autodérision, ses parodies ou tout simplement pour ses jeux d’esprit. Tous ceux qui ont « peur » de lire du Virginia Woolf devrait se souvenir de ça. Toute cette question de l’humour chez Virginia Woolf est quelque chose qui me passionne mais je n’en dirai pas plus, ça fera l’objet d’un billet spécial  très vite. (Suspense, suspense….)

Beau Brummell (1924)

Beau Brummell (1924) avec John Barrymore & Mary Astor

Suis-je snob ? et autres textes baths ne fait pas exception. Ce petit recueil, gracieusement prêté par Adeline, réunie sept textes (chiffre parfait s’il en est). Certains sont purement critiques (« Suis-je snob ? », « La valeur du rire » ou « La nièce d’un comte »), d’autres de purs récits (hommage au premier dandy « Brummell le Beau » ou « La robe neuve », un chapitre supprimé de Mrs Dalloway) et d’autres encore des textes hybrides (forcément mes préférés), des sortes de méditations sur la nature, l’animalité et la mort (« Un soir dans le Sussex. Réflexions dans une automobile » et « La mort du papillon »). Selon moi, le choix de textes est surtout motivé par leur caractère inédit  et malgré leur diversité, on y voit tout de même une certaine cohérence. A titre personnel, j’ai surtout toujours beaucoup de plaisir à lire des livres édités par Payot-Rivages (découverte en lisant du Giorgio Agamben il y a deux ans) : ce sont de petits formats qui se prennent bien en main, les couvertures sont souvent très jolies,  le texte est aéré et souvent très bien introduits comme ici par Maxime Rovere qui a traduit deux autres textes de Virginia Woolf dernièrement.

NPG 6718; The Memoir Club by Vanessa Bell (nÈe Stephen)

Vanessa BELL, The Memoir Club (c. 1943), © Estate of Vanessa Bell courtesy oF Henrietta Garnett. Membres présents : Duncan Grant, Leonard Woolf, Vanessa Bell, Clive Bell, David Garnett, Maynard et Lydia Keynes, Desmond et Molly MacCarthy, Quentin Bell et E.M. Forster. Les trois portraits sur le mur représentent les membres décédés : Virginia Woolf (1941), Lytton Strachey (1932) peints par Duncan Grant et Roger Fry par Vanessa Bell (c.1933).

Le premier essai, « Suis-je snob ? », est déjà une merveilleuse immersion dans le monde du Bloomsbury Group (auquel Virginia Woolf participait dès la formation plus ou moins informelle de cette communauté d’amis artistes et d’intellectuels) ou du moins ce qu’il en reste après les bouleversements de la Première guerre mondiale. Au lieu de se perdre de vue, les membres presque au complet, sous l’initiative du couple McCarthy (Molly et Desmond de leur petit nom), remplacent les rendez-vous hebdomadaires du Jeudi par des rencontres plus irrégulières autour d’un même thème : la mémoire. Derrière le Memoir Club qui se réunie dès mars 1920, il y a l’idée de se raconter, d’écrire leurs mémoires et, très vite, le sujet majeur va être de réfléchir sur Bloomsbury lui-même en tant que groupe. Ce travail peut paraître un peu artificiel et égocentrique pour des personnes encore jeunes ou dans la fleur de l’âge et n’ayant pas forcément participé à l’effort de guerre en tant que pacifistes (donc pas forcément dans le souci de devoir de mémoire collective). D’ailleurs, en tant que papier lu devant une assemblée, le texte de Virginia Woolf est très incisif et ironique justement parce qu’il insiste sur ce paradoxe. Pourquoi se raconter quand on a rien à dire ? Quand on n’a pas vécu ? N’est-ce pas un peu snob, déjà ? Comme toujours, c’est donc par un biais qu’il est question de parler de soi sans trop se prendre au sérieux. Mais, dès la première page, on sent que c’est surtout l’amitié qui unie le Memoir Club, plus que leur snobisme. C’est par leur prénom que les membres présents sont cités et le lecteur est tout de suite mis dans la connivence (sans forcément connaitre tous ces noms) : Mary « Molly » et Desmond McCarthy, J. Maynard Keynes, Clive Bell ou Leonard Woolf. On les voit très bien réunis ensemble, fumant, bavardant, chuchotant pendant que l’un d’eux parle comme n’importe quel groupe d’amis.

Confrontée au Memoir Club, Virginia Woolf se met en scène devant des amis aussi devant des concurrents pas forcément au nom d’une quelconque ambition littéraire mais plutôt au nom de l’inégalité inhérente dans l’écriture entre les femmes et les hommes qu’elle soulignera dans A Room of One’s Own autour de figures attestées mais surtout d’une expérience de pensée, Judith, la soeur de Shakespeare dont les talents littéraires n’auraient pu être révélés compte tenu des imitations dues au genre. Si on s’attend dans un texte qui annonce un développement sur le snobisme, l’essayiste se vêt bien au contraire des atours de l’humilité (quelque soit feinte ou non, c’est une autre question) en avouant n’avoir pas assez vécu par rapport aux membres masculins du groupe pour venir y raconter son existence. Il faut dire que Virginia Woolf a une sainte horreur du narcissisme et de l’égotisme ce qui peut surprendre quand on pense que l’intime est pourtant au coeur de son écriture. Ainsi, le propos woolfien reste biaisé puisqu’elle cherche à échapper aux écueils de l’autosatisfaction en se racontant sans parler de sa vie ou à de rares occasions de sa vie d’écrivain. Le snobisme semble être un masque que Virginia Woolf applique sur sa personnalité pour mieux cacher son être profond. Elle détourne le sens communément admis du snob, souvent indissociable d’une attitude vantarde et égocentrique qui consiste à se sentir supérieur aux autres en tous points, pour s’interroger sur la forme particulière de snobisme dont elle se dit atteinte.

Son snobisme, elle l’emprunte à l’aristocratie pour laquelle elle avoue une grande fascination justement parce que sa famille n’a rien d’aristocrate. La feintise de la snob qu’elle se dit être est donc une façon de se rêver aristocrate ou plutôt de rêver l’aristocratie telle qu’elle n’est pas. Vous vous croyez indemne de ce genre de snobisme ? Si l’aristocratie semble être un vieux rêve d’Ancien Régime, même de nos jours nous raffolons des histoires princières et de la haute aristocratie. Songe rien qu’au succès de Downton Abbey (que même la duchesse de Cambridge adore !) ou encore de biopics encore récents comme The Young Victoria ou le Discours d’un Roi. Sous prétexte donc de se singer elle-même sous couvert de snobisme, c’est toute une société qu’elle esquisse, la sienne et un peu la nôtre. Ce monde où un titre de noblesse ou tout simplement la façon de se vêtir, le statut ou l’origine sociales suffit pour en imposer étant donné que « l’essence du snobisme est de chercher à faire une forte impression sur les autres ».

Pourtant, Virginia Woolf se moque d’elle-même preuve que son snobisme est réfléchi, assumé mais pas complètement subi. Cette valeur du rire (rire de soi et des autres) fait l’objet d’un essai à elle toute seule, intitulé en toute simplicité « La valeur du rire ». C’est un essai marquant étant donné, mais je me répète, que l’écriture de Virginia Woolf est considérée à l’heure actuelle comme à des années lumières du registre comique. Bien sûr, cela vient d’une réinterprétation posthume qui ne tient principalement (à mon sens) qu’à un détail biographique : son suicide par noyade en 1941 Alors forcément, on étudie à bon droit mais avec beaucoup trop de conventionnalisme Mrs Dalloway où, comme par un heureux hasard, la figure du suicidé apparaît en la personne de Septimus qui se défenestre. De là vient ce que j’appelle la critique psychologisante post-prophétique. Des perroquets de malheur qui interprètent les signes comme des schizophrènes où chaque apparition de l’eau, du noyé ou de la mort est l’occasion de spéculer dans le vide. Pourtant, on occulte avec ce genre d’œillères une grande partie de l’oeuvre de Virginia Woolf, bien moins abordée en classe, allant d’Orlando, cette longue lettre d’amour adressée à Vita Sackville-West, son amante qui prend la forme d’une biographie fictive pleine d’ironie en passant par Flush, la biographie de la poète Elizabeth Barrett-Browning du point de vue de son épagneul Flush jusqu’à Freshwater , l’unique pièce de théâtre qu’elle ait écrite initialement prévue pour un amusement privé entre membres du Bloomsbury Group sur les Préraphaélites et en particulier sa grand-tante,  la photographe Julia Margaret Cameron. C’est un court texte hilarant, très divertissant (et pour cause, il a été représenté deux fois en famille) et qui montre à quel point Virginia Woolf accorde au rire une valeur hautement littéraire. Le rire parce qu’il est méprisé par la tradition littéraire, devient une arme pour le développement de la littérature féminine et féministe étant donné que c’est dans les genres mineurs que les femmes se trouvent en même temps reléguées et où elle excellent. De ce fait, l’ironie devient l’une des voix possibles que l’écriture féminine peut prendre dans la mesure où elle brouille les voix et les genres. Ainsi, Virginia Woolf réhabilite non seulement le rire mais elle invite ses lecteurs et les écrivaines qui la lisent d’assumer le potentiel créateur du rire.

Roger Fru, The Black Sea Coast (1911)

Roger Fry, The Black Sea Coast (1911)

Ce que j’aime dans la pratique anglo-saxonne et woolfienne de l’essai, c’est la place assumée de la iction qui en fait un objet esthétique hybride. C’est surement pour cela que j’ai beaucoup d’admiration pour « Un soir dans le Sussex. Réflexions dans une automobile » et « La mort du papillon » parce qu’ils sont très peu théoriques et beaucoup plus contemplatifs. Alors certes, la valeur du rire ne s’applique pas notamment pour le dernier essai mais à la lecture, j’ai été touchée par le goût minimaliste pour ce papillon dont la courte vie fait l’objet d’un essai-nouvelle. Il faut dire que le bestiaire woolfien m’intéresse tout particulièrement puisque Flush fait partie du corpus de mon mémoire ce qui a pu influencé ma lecture. Pourtant, ce papillon, pour son caractère éphémère, a quelque chose d’esthétiquement hybride puisqu’il porte en lui de façon contractée la vie et la mort comme tout un chacun :

« It was as if someone had taken a tiny bead of pure life and decking it as lightly as possible with down and feathers, had set it dancing and zig-zagging to show us the true nature of life. »

Quant à « Un soir dans le Sussex », je dois dire que j’ai toujours aimé les couchers de soleil alors qu’ils fassent l’objet d’un essai de Virginia Woolf a forcément de quoi me plaire. Là aussi, il s’agit de saisir un phénomène éphémère, le passage du jour à la nuit, qui, bien entendu, rappelle celui entre la vie et la mort. on est loin du registre comique. Pourtant, ce sujet métaphysique passe par la contemplation de la vie dans son aspect passager et mouvant étant donné que ses réflexions accompagnent un traet en voiture dans la campagne où les paysages sont mouvants. Si l’extériorité est plurielle, l’intériorité l’est d’autant plus sous l’effet d’une espèce de parallélisme proche de ce que John Ruskin appelle une « pathetic fallacy » dans Modern painters, c’est-à-dire l’attribution commune de sentiments humains aux paysages contemplés et au spectateur. Dès lors, si le paysage a une identité mouvante, l’identité personnelle de celle qui l’observe l’est d’autant plus :

« The sun was now low beneath the horizon. Darkness spread rapidly. None of my selves could see anything beyond the tapering light of our headlamps on the hedge. I summoned them together. “Now,” I said, “comes the season of making up our accounts. Now we have got to collect ourselves; we have got to be one self. (…) What we have made then today,” I said, “is this: that beauty; death of the individual; and the future. Look, I will make a little figure for your satisfaction; here he comes. Does this little figure advancing through beauty, through death, to the economical, powerful and efficient future when houses will be cleansed by a puff of hot wind satisfy you? Look at him; there on my knee. »

J’espère vous avoir donné envie d’explorer ces textes variés dans ce recueil compilé par Maxime Rovere chez Payot-Rivages.

Où se procurer Suis-je snob ?

Payot Rivages

Payot Rivages

Suis-je snob ? et autres textes baths de Virginia Woolf

Titre original : Am I A Snob ? 

Edition Payot-Rivages (176 p.)

Traduction : Maxime Rovere

7€60

« Entre les actes » (1941) de Virginia Woolf

Edward Hopper, First Row Orchestra

« Qu’importe l’intrigue ? L’intrigue n’est là que pour créer l’émotion. Il n’y a que deux émotions : l’amour et la haine. A quoi bon s’inquiéter de l’intrigue ? Ne vous inquiétez pas de l’intrigue, l’intrigue n’est rien. La paix est le troisième sujet d’émotion. L’amour, la haine, la paix : voilà les trois émotions qui forment la trame de la vie humaine. »

 

L’intrigue


Une journée de juin 1939, dans une bourgade de la campagne anglaise. Malgré l’imminence de la guerre, le quotidien continue son cours comme cette représentations théâtrale annuelle qui va se dérouler chez les Oliver soit en plein air si le temps le permet, soit dans la grange à l’abri des intempéries. Mais tout ça est bien secondaire comparé à ce qui se passe aux entractes, avant, pendant et après la pièce entre les personnages, dans la solitude et dans leur intériorité. Plusieurs générations se côtoient sans vraiment se connaître. Isa s’évade dans ses rêveries poétiques elle qui, de retour sur terre, aime et hait son époux, « le père de ses enfants », Giles Oliver qui lui, se sent étranger à lui-même, forcé à être un homme de la ville alors qu’il ne respire que dans le monde de la campagne. Barthélemy et Lucie, frère et sœur d’un âge certain, sont aussi inséparables que distants. Et qui est cet étrange inconnu, William Dodge, qui se défend d’être un artiste ? La pièce va les obliger à se regarder tous en face, « nous-mêmes », sans qu’ils en soient forcément changés…

 

 Le nombre de romans de Virginia Woolf que je n’ai pas lu s’amenuise petit à petit ce qui est toujours un peu inquiétant. On aimerait tant qu’avec des auteurs pareils, au style si extraordinaire, leurs productions aillent à l’infini. Après Nuit et Jour, un véritable coup de cœur pour une œuvre de jeunesse trop méconnue, j’ai pris l’oeuvre de Virginia par l’autre bout en lisant son dernier roman, Entre les actes, écrit en 1941, l’année de son suicide dans la rivière Ouse (Sussex).

 

En lisant les quelques notes de mon édition, j’ai été frappée par la manie des commentateurs de rappeler sans arrêt ce fait au point de lire entre les lignes à chaque mention quelconque du thème de l’eau ou de l’immersion comme lorsque Isa déclare « puisse l’eau me recouvrir, l’eau de la source aux souhaits » (p. 96) une vision « prémonitoire », inconsciente de la fin tragique de l’auteur. J’ai trouvé ça particulièrement agaçant et tiré par les cheveux quand on connaît bien l’œuvre de Virginia Woolf (chose qui doit être leur cas, j’imagine) et que l’on sait que ce thème est omniprésent rien que dans Les vagues où chaque « chapitre » commence par la description petit à petit du mouvement ascendant et descendant d’une vague. Cet élément purement factuel n’apporte pas grand chose si ce n’est au mythe, au mystère qui entoure la figure de Virginia Woolf auquel je n’ai jamais vraiment adhéré. Certes Virginia Woolf est fascinante mais dans ses œuvres mêmes et pas forcément concernant sa vie « romanesque », sa sexualité ou sa mort.

 

Entre les actes est avant tout un portrait de famille et de la société d’entre-guerre en manque d’identité et de repères dans un monde en éternel changement où la vie citadine et la vie à la campagne, idéalisée, ne sont plus aussi différentes et où, par exemple, l’on commande son poisson du jour par téléphone et où les frigidaires dans les foyers deviennent monnaie courante. C’est la vie prosaïque par excellence, monotone que décrit l’auteur par les yeux de ceux qui s’y ennuient comme Isa qui anticipe les paroles et les conversation entière dans sa famille comme à propos de la représentation théâtrale qui se répète chaque année et qui est précédé du même rituel :

 

« Je viens de clouer l’écriteau à la porte de la grange » (…) Ces mots sont comme la première mesure d’un carillon de cloches. Quand la première mesure sonne, on entend la seconde, quand la seconde sonne, on entend la troisième. Aussi, quand Isa entend Mrs Swithin dire « J’ai cloué l’écriteau à la porte de la grange », elle sait qu’elle va dire : « pour la représentation. »

Et lui dira : « Aujourd’hui ! Nom d’un bonhomme, j’avais oublié !

– S’il fait beau », continue Mrs Swithin, « on donnera la représentation sur la terrasse…

– Et s’il pleut, continue Barthélemy, « dans la grange.

– Et qu’aurons-nous ?, continue Mrs Swithin, « du beau temps ou de la pluie ? »

Alors, pour la septième fois, ils regardent par la fenêtre.

Cet évènement, la pièce de théâtre, au lieu de changer le quotidien des habitants du village, et surtout de la famille chez qui elle est organisée, ne fait que les embourber dans les mêmes réflexes de retranchement sur eux-mêmes alors même que l’évènement ameute les foules au point que les distances, les conflits intimes entre les personnages ne sont pas appelés à être résorbés. A la fin de la pièce, tout le monde s’empresse de s’éparpiller, de retourner rapidement chez soi, à ses petites habitudes et ce morcellement de la société, ce « chacun chez soi »est peut-être ce que la pièce n’arrive pas à corriger chez son auditoire. Au son du gramophone qui lance « ce vous voyez, ce sont des pièces, des morceaux, des fragments », cette observation se retourne sur eux-mêmes :

 

« Cette voix, est-ce nous-mêmes ? Des pièces, des fragments, des morceaux, sommes-nous aussi cela ? La voix s’éteint. »

On sent toutefois que cette monotonie elle-même a une fin, qu’Isa et les autres présentent leur libération qui n’est autre que l’imminence de la guerre. Plus que dans ses autres romans, l’actualité et le présent sont abordés directement comme la guerre à l’image de la question du vote des femmes dans Nuit et Jour. J’ai été interloquée d’y lire le nom par exemple de Daladier, le ministre de la défense de l’époque, en tant que c’est un ancrage clair et fort dans la réalité et l’Histoire. Cette importance du contexte extérieur, même par allusion ou par intuitions, a un prix pa rapport à la place de l’intériorité des personnages. Certes, les monologues intérieurs ont bien sûr toujours un place majeure mais ils sont relégués à des moments restreints, « entre les actes » comme s’ils n’étaient que des parenthèses dans l’action et non le contraire.

 

Walt Kuhn, Woman with Bracelet (Between the Acts)

Cette possibilité du changement s’exprime entre les actes mais aussi pendant la pièce à tel point que son déroulement est perturbé. Il faut dire qu’à de multiples reprises, les nombreuses associations d’idées des personnages les mènent à se questionner non seulement sur l’origine de telle expression (comme « toucher du bois » par exemple) mais surtout sur eux-mêmes devant la pièce :

« Ils ne sont pas prêts ; on les entend rire (disent-ils)… Ils s’habillent. C’est la grande chose de s’habiller. (…) Croyez-vous que les gens changent ? Les vêtements, bien sûr… Mais, je veux dire, au fond… En rangeant un placard, j’ai trouvé un vieux chapeau de mon père… Mais nous, au fond, changeons-nous ? (…) Ce qu’elle veut dire, c’est que le changement est inévitable, à moins que les choses ne soient dans un état de perfection ; dans ce cas, le temps serait vaincu. C’est ce qui arrive pour le ciel. »

On ne peut pas dire que l’auditoire soit très attentif ou très silencieux : ça jacasse, ça commente et ça décrit tout ce qui se déroule sur scène ce qui agace la dramaturge, Miss la Trobe qui ne cesse de « perdre » l’auditoire et rêve de la pièce absolue, sans public :

 

« Que c’est vexant d’avoir un auditoire ! Oh, écrire une pièce sans auditoire – la pièce par excellence. Mais ici elle a un auditoire devant elle. A chaque seconde, ils échappent à son étreinte. »

Et pourtant, la pièce est dirigée vers un public et pas n’importe lequel, à une communauté hic et nunc. La pièce de Miss La Trobe retrace l’histoire de l’Angleterre de ses origines à l’époque élisabéthaine et  victorienne jusqu’à « nous-mêmes ». Si la plupart des actes sont faits de tableaux, qui sont autant de pastiches des comédies bien pensantes victoriennes ou une collection de citations des œuvres de Shakespeare dans une histoire inédite pour représenter l’ère élisabéthaine (ce qui m’a fortement rappelé le même procédé dans Orlando), le dernier acte est là pour mettre en scène ses contemporains :

 

« Comme c’est long ! », s’écrit-elle.

« C’est un entracte », dit Dodge, lisant le programme.

« Et après cela, quoi ? » demande Lucie.

« Notre époque. Nous-mêmes », lit-il.

« Dieu veuille que ça soit la fin », dit Giles d’un ton bourru.

Pour ce faire, rien de mieux pour cela que de faire venir sur la scène improvisé des miroirs où le public se reflète. Ce procédé fait régner un grand désordre dans l’auditoire, un mouvement de foule grotesque où chacun fait en sorte de se soustraire aux miroirs pour ne pas être aperçus .

 

« Ils ne sont ni Victoriens, ni eux-mêmes. Ils sont en suspens, comme les limbes. (…) « Nous-mêmes… » Ils reviennent au programme. Que peut-elle savoir de nous-mêmes ? Les Élisabéthains, bien ; les Victoriens, peut-être ; mais nous-mêmes, assis ici un soir de juin, en 1939, c’est ridicule. « Moi-même », c’est impossible. D’autres personnes, peut-être : Cobbet de Cobbs Corner, le commandant, le vieux Barthélemy, Mrs Swithin – eux, peut-être. Mais moi – non, elle ne peut pas me prendre sur le vif. »

« Tiens, c’est le vieux Bart. Voici Manresa. Voyez ce nez…, cette robe…, ce pantalon…, ce visage… ils les ont attrapés… Nous-mêmes ? Mais c’est cruel de nous attraper en instantané avant que nous ayons pu prendre… Et ne représenter qu’un aspect… C’est une caricature, c’est vexant, ce n’est pas du jeu ! »

Il faut dire qu’il est difficile de se regarder en face et de saisir le présent dans son intégrité sans la distance appropriée. Finalement, la pièce se finit par une impasse où les personnages n’arrivent pas à coïncider avec eux-mêmes, à se dépasser au point qu’en deux jours, ils paraissent les mêmes qu’au premier jour. Cela est renforcé par le parallélisme entre le début et la fin du roman qui se déroule dans le même salon familial tard dans la soirée. Malgré une certaine ouverture au monde (les fenêtres sont grandes ouvertes sur le jardin pour laisser entrer encore les dernières lueurs de la journée), chacun est à sa place comme dans une pièce de théâtre où chacun tient un rôle précis. Il faut dire que les derniers mots du roman renvoit bien à une certaine théâtralisation avec l’image du rideau qui se lève :

 

« La fenêtre est tout ciel, sans couleur. La maison a perdu toute sa puissance d’abri. La nuit triomphe, la nuit d’avant qu’il y ait des routes ou des maisons, la nuit que contemplait les hommes des caverne du haut d’une éminence, parmi les rochers. Le rideau se lève. Ils parlent. »

C’est cette mise ne scène, ce goût pour les apparences et l’ordre courant des choses qui semble être l’objet de la critique de Virginia Woolf en décalage avec la modernité et les changements, en un mot le déroulement naturel du temps. Ce qui échappe aux personnages, c’est le naturel, le fait de se comporter « sans façons » contrairement à une scène fugitive du roman, ma préférée, où Isa et William Dodge sont assis dans le jardin en toute simplicité :

 

« Je suis William », dit-il, prenant la feuille pelucheuse et la serrant entre le pouce et l’index.« Je suis Isa », répond-elle. Ils se mettent alors à causer comme s’ils se connaissaient depuis toujours ; ce qui est étrange, dit-elle comme elles font toujours), considérant qu’il n’y a qu’une heure qu’ils se connaissent. Ne sont-ils pas cependant des conspirateurs, des poursuivants de visages cachés ? Une fois cela admis, elle s’arrête, se demande (comme elles font toujours) comment il se fait qu’ils se parlent ainsi sans faire de façons. Et elle ajoute : « Peut-être parce que nous ne nous sommes jamais vus auparavant, et que nous ne nous reverrons plus.

« La fatalité d’une mort soudaine est suspendue au-dessus de nos têtes », dit-il. « Aucun moyen de reculer, ni d’avancer, pour eux comme pour nous », il pense à la vieille dame qui lui a montré la maison. L’avenir imprègne le présent, comme le soleil passe à travers la feuille de vigne transparente aux nombreuses veines – réseau de lignes qui ne forment aucun dessin. »

Où se procurer Entre les actes

Mon édition d’Entre les actes en « Le Livre de Poche » est disponible sur Amazon au prix de EUR 5, 79.

« Une chambre à soi » (1929) de Virginia Woolf

"Il est néfaste pour celui qui veut écrire de penser à son sexe."

« Il est néfaste pour celui qui veut écrire de penser à son sexe. »

 

L’argument

 
Pourquoi les pièces de Shakespeare n’ont pas été écrites par une femme ? Quelles sont les conditions autant matérielles que morales pour écrire une oeuvre de fiction ? Quand les femmes ont-elles arrêté d’écrire pour se plaindre pour enfin faire oeuvre d’art ? Dans cette conférence de 1929 sur les femmes et le roman, Virginia Woolf nous entraîne dans une promenade à travers les siècles, de l’époque élisabéthaine au monde contemporain depuis le droit de vote accordé aux femmes, pour entreprendre une véritable généalogie des conditions favorables et défavorables de l’écriture féminine pour enfin s’interroger sur la différence des sexes et pour conseiller les futures femmes de lettres sur ce qui doit les guider dans l’écriture.
 

Virginia Woolf (détail d’une photo avec Léonard)

Même dans ses essais, on retrouve l’amour de Virginia Woolf pour la fiction que cela soit, avec sérieux pour son propos en discutant de la relation entre les femmes et la fiction ou dans sa propre écriture où chaque chapitre (comptez-en six) prend les airs d’une mise en scène littéraire qui nous fait suivre une narratrice, Mary, dans son voyage à travers les époques sur les traces des femmes écrivains.

 

 

 

Le premier chapitre nous emmène à Oxbridge, une université fictive entre Oxford et Cambridge, où les femmes ne sont pas autorisées à marcher sur le gazon ou à entrer dans une bibliothèque sans lettre de recommandation. Au second chapitre, on la retrouve dans la maison de sa tante pendant et après un repas où la digestion est propice à la réflexion sur les femmes mais aussi au coeur de ses recherches dans les rayonnages du British Museum où elle se met en colère contre l’affirmation selon laquelle « les femmes [seraient] intellectuellement, moralement et physiquement inférieurs aux hommes ». Le troisième chapitre se situe au coeur du XVIe siècle où face au génie de Shakespeare, sans égal, la narratrice retrace le destin de la soeur du dramaturge, Judith, vouée à l’oubli malgré les mêmes talents que son frère sans être permise à cause des circonstances d’écrire une seule ligne pour, tragiquement, se donner la mort se découvrant enceinte..

 

Charlotte Brontë

Le quatrième temps de son voyage est celui des pionnières sorties de l’anonymat avec Jane Austen et Charlotte Brontë, deux modèles opposés qui abordent l’écriture avec deux esprits différents, l’un avec confiance, l’autre avec rancune contre ces hommes qui lui ont empêché de visiter le vaste monde. C’est à ce moment-là que les femmes de lettres entrent vraiment dans l’Histoire et, c’est au chapitre 5 et 6, que Virginia Woolf s’attaque au lourd débat sur la différence des sexes où, à la suite de Coleridge, elle adhère à l’idée que les grands écrivains sont ni des hommes, ni des femmes mais délibérément androgynes. Ce profil de l’écrivain androgyne, qui garde l’équilibre entre son coté masculin et son coté féminin, est proprement l’aspect le plus fictionnel dans Une chambre à soi et fait écho par exemple à la figure d’Orlando, ce génie androgyne et immortel.
Aphra Behn

Aphra Behn

Christina Rossetti

Christina Rossetti

Ce que j’ai trouvé passionnant dans cet essai, c’est l’hommage que Virginia Woolf rend à toutes ces femmes de lettres oubliées et qui, pourtant, sont des pionnières qu’il s’agit de faire revivre. J’ai aimé rencontrer certaines figures comme Christina Rossetti, la soeur du peintre préraphaélite Dante Gabriel Rossetti, ou Aphra Behn, cette dramaturge de la Restauration, ou encore la figure fictive de la soeur de Shakespeare qui est une invention prodigieusement géniale et très inspirante. D’ailleurs, la soeur de Shakespeare est en quelque sorte l’âme de toute écrivain féminine en puissance, comme un modèle à suivre et à faire survivre ce qui me touche d’autant plus, moi qui aime tant écrire :

« Je vous ai dit au cours de cette conférence que Shakespeare avait une sœur ; mais n’allez pas à sa recherche dans la vie du poète écrite par sir Sidney Lee. Cette sœur de Shakespeare mourut jeune… hélas, elle n’écrivit jamais le moindre mot. Elle est enterrée là où les omnibus s’arrêtent aujourd’hui, en face de l’Elephant and Castle. Or, j’ai la conviction que cette poétesse, qui n’a jamais écrit un mot et qui fut enterrée à ce carrefour, vit encore. Elle vit en vous et en moi, et en nombre d’autres femmes qui ne sont pas présentes ici ce soir, car elles sont en train de laver la vaisselle et de coucher leurs enfants. »

 

Jane Austen

Jane Austen

J’ai aimé aussi retrouvé la figure de Jane Austen qui est un tel pivot dans cette histoire de la condition des femmes de lettres. Elle n’écrit pas comme les autres, elle qui fait partie de ces femmes qui vont « se mettre à faire usage de l’écriture comme d’un art et non plus comme d’un moyen pour s’exprimer elles-mêmes. » Même en n’ayant pas eu une chambre à elle, on la voit écrire dans cette pièce commune, ce petit théâtre d’observation des mœurs d’alors, interrompue de ci delà par telle ou telle tâche domestique et surtout cachant ses romans sous une feuille de buvard dès qu’un étranger entre dans la pièce. Comme cette jeune femme a réussi à égaler Shakespeare dans cette pièce commune, ça reste un mystère…

 

Une chambre à soi est bien sûr traversé par le féminisme tout particulier de son auteur mais pourtant, il échappe aux travers de l’exaltation de la femme et de ses qualités ou du mépris de la gente masculine pour aborder le sujet de la condition matérielle nécessaire à l’écriture d’un roman par une femme d’un point de vue presque neutre, suivant un esprit critique des plus honnêtes. Virginia Woolf rejette dos à dos d’un coté la supériorité masculine sur les femmes mais tout simplement la différence entre les sexes en dénonçant ce système comme enfantin comme s’il y avait deux camps adverses dans une cour de récréation.

« Toute cette opposition de sexe à sexe, de qualité à qualité, toute cette revendication de supériorité et cette imputation d’infériorité, appartiennent à la phase des écoles primaires de l’existence humaine, phase où il y a des « camps », et où il est nécessaire pour un camp de battre l’autre et de la plus haute importance de monter sur l’estrade et de recevoir des mains du directeur lui-même une coupe hautement artistique. A mesure que les gens avancent vers la maturité, ils cessent de croire aux camps et aux directeurs d’école ou aux coupes hautement artistiques. De toute manière, quand il s’agit de livres il est notoirement difficile d’étiqueter de façon durable leurs mérites. » 

Tilda Swinton

Tilda Swinton, androgyne ?

C’est cette exigence de ne pas vouloir choisir entre l’homme te la femme qui l’amène à défendre la cause de l’androgyne qui est une sorte de variante littéraire du genre qui met en relation l’homme et la femme non pas à des fins sociales mais bien d’écriture littéraire. Virginia Woolf cite de nombreux auteurs androgynes : Shakespeare étant le premier, Keats, Coleridge et Proust qui, quant à lui, chose rare chez un homme favorise son coté féminin. Cette posture de l’androgyne l’amène non seulement à citer les conditions matérielles qui favorisent l’écriture, c’est-à-dire l’indépendance financière et un espace consacré à la seule écriture :

« Il est nécessaire d’avoir cinq cents livres de rente et une chambre dont la porte est pourvue d’une serrure, si l’on veut écrire un oeuvre de fiction ou une oeuvre poétique. »

Mais, cette posture androgyne doit aborder l’écriture dans un certain esprit : on n’écrit pas en cherchant la gloire, ni en se projetant dans l’avenir pour savoir quelle postérité aura nos œuvres mais bien avec « la liberté de penser les choses en elles-mêmes » conçue comme une vraie délivrance. L’écriture ne sert pas à convaincre, à persuader ou à faire effet sur qui que ce soit mais elle vaut en elle-même sa propre valeur. L’écriture, c’est tout simplement se faire plaisir et faire de ce plaisir sa philosophie de vie et ne jamais se laisser décourager dans sa tâche :


« Ecrivez ce que vous désirez écrire, c’est tout ce qui importe, et nul ne peut prévoir si cela importera pendant des siècles ou pendant des jours. Mais sacrifier un cheveu de la tête de votre vision, une nuance de sa couleur, par déférence envers quelque maître d’école tenant une coupe d’argent à la main ou envers quelque professeur armé d’un mètre, c’est commettre la plus abjecte des trahisons. »
« « Ne songez pas à influencer les autres « , voilà ce que j’aimerais vous dire si je savais comment donner à ces mots une sonorité exaltante. Pensez aux choses en elles-mêmes. »

Après avoir lu Une chambre à soi, on a envie de relever le défi que Virginia Woolf nous lance et de commencer tout de suite à écrire, ou de continuer, pour ne jamais, jamais s’arrêter dans notre chambre à soi fermée à double tours.

Où se procurer Une chambre à soi

Edition 10/18



Une chambre à soi de Virginia Woolf
10/18 – 171p.
EUR 5, 80

Disponible sous le titre Une pièce bien à soi
Rivages – EUR 6, 70

[Cet article fut initialement publié sur le blog La Bouteille à la Mer le 15 juin 2013]

« Nuit et Jour » (1919) de Virginia Woolf

« Never are voices so beautiful as on a winter’s evening, when dusk almost hides the body, and they seem to issue from nothingness with a note of intimacy seldom heard by day. » [1]
Virginia WOOLF, Night and Day (1919)

 

L’intrigue :

Nuit et Jour est le second roman de Virginia Woolf à être publié, après La Traversée des apparences. Sa structure paraît simple, centrée autour de l’histoire de quatre personnages : Katherine Hilbery, Mary Datchet, William Rodney et Ralph Denham. Quoi qu’appartenant à des milieux sociaux différents, ils sont liés les uns avec les autres gravitant ensemble autour des mêmes préoccupations et des mêmes lieux où ils se rencontrent, se fuient ou se cherchent. Mais qui sont-ils ?Qu’est-ce qui les lient ? L’amour, l’amitié, la rivalité, l’admiration ? Tout ça, en même temps ?

 

On les suit presque exclusivement dans un décor londonien au fil de leurs nombreuses promenades, mais surtout de leurs errances très souvent nocturnes entre Chelsea à Cheney Walk et Highgate en passant par Kew Gardens. Deux fois deux faisant quatre, ce sont surtout des couples qui se forment, qui se confrontent, qui se brouillent ou se réconcilient et pas seulement ceux qu’on croit. Bien sûr, les préoccupations amoureuses ne manquent pas mais aussi les plus existentielles. La femme face à la femme, la femme face à l’homme, l’homme face à l’homme, chacun se cherche soi-même, se demande qui il est, ce que, lui, veut contre ce que la société ou les autres pensent savoir ce qu’il est ou ce qu’il deviendra d’après leurs diktats.

 

           Mon histoire personnelle avec ce roman de Virginia Woolf commence avec sa couverture (dont l’image d’origine se trouve ci-dessus) et c’est elle qui m’a accrochée lors d’une flânerie en librairie plus que les mots « vendeurs » au dos de l’ouvrage. Il faut dire que je ne passe jamais au Gibert de Saint-Michel sans faire un tour du coté de l’étagère dédiée à Virginia Woolf. Appelez ça un rituel ou une folie mais en tout cas, ce n’est jamais improductif puisque, petit à petit, je reconstitue chez moi la même étagère avec les mêmes ouvrages. Après avoir écouté deux ou trois émissions sur France-Culture dédiées particulièrement à Woolf autour de ses œuvres « féministes » : Une pièce bien à soi et Trois Guinée, la couverture de Nuit et Jour y a fait écho puisqu’il présente joliment un affiche en faveur du « Vote for Women ». J’ai imaginé retrouver sous couvert de la fiction les mêmes idées ensuite rassemblées dans ces deux ouvrages théoriques et mon intuition était en partie fondée.

Mary Datchet, en plus d’être indépendante, fume !

            Cette dimension « vote for women » est incarnée par le personnage plus qu’attachant de Mary Datchet qui travaille dans un comité de « suffragettes ». Elle représente l’indépendance au féminin, la self made woman, elle qui vit seule dans un appartement bien à elle et qui se définit par son travail :
« – Ne pensez-vous pas qu’il existe autre chose que le travail ?, demanda-t-il, hésitant.
Rien sur quoi l’on puisse compter, répondit-elle. […] Que serais-je devenue si je n’étais pas obligée d’aller au bureau tous les matins ? Des milliers de personnes vous diront la même chose – des milliers de femmes. C’est le travail qui m’a sauvée, Ralph, pas autre chose. »
Cependant, et c’est bien pour ça qu’on est dans le cadre d’une fiction, cet aspect n’a rien de militant. Au contraire, étant donné l’époque (c’est-à-dire la période edwardienne entre 1900 et 1918), le siècle est aussi naissant que l’est le mouvement féministe et on le sent tâtonner à tel point que Mary s’impatiente de ne pas voir son comité plus ambitieux, plus dans l’action et moins dans les belles paroles. Tout cela réunit ne peut que mettre les revendications féministes qu’au second plan de l’histoire, comme « arrière-plan culturel » comme la couverture de Nuit et Jour  n’est finalement que secondaire par rapport au texte lui-même.

 

Si le mouvement féministe est anecdotique et si les considérations sociales ne sont pas de cet ordre-ci, elles servent des préoccupations plus personnelles, voire plus existentielles qui sont celles des quatre personnages contre cette société traditionnelle et patriarcale.

 

Dès les premières pages,Nuit et Jourétonne par sa facture plus classique, presque austenienne et il faut dire qu’il partage avec les romans de Jane Austen des thèmes similaires comme la question de la place de l’amour dans le mariage. Même si le style est bien différent, je ne vois rien du classicisme attendu. Certes, l’histoire suit un semblant de linéarité, avec une chronologie assez stricte d’une saison à l’autre, d’automne au printemps avec des personnages clairement construits et dans la longueur. (D’ailleurs, entre nous, c’est le plus long Virginia Woolf que j’ai lu, soit 536 pages.) Or, je crois qu’on entend plus l’adjectif « classique » au sens où, enfin ! (ou presque), on arrive à la suivre et à voir où elle veut en venir grâce à des phrases d’une longueur acceptable étant donné que ses célèbres stream of consciousness(flux de conscience ou monologue intérieur) sont presque totalement absents pour laisser place à l’exposé (presque) clair et distinct de pensées et des sentiments des héros et des héroïnes. Remarquez bien : tout est dans le « presque ». C’est Virginia Woolf quand même, pas Marc Lévy !

Cecil Gordon Lawson, Cheyne Walk (1870)
La rue à Chelsea où Katherine et les Hilbery habitent.

 

En vérité, je crois que ce classicisme n’est que de surface justement parce qu’il s’agit déjà de Virginia Woolf, celle que l’on connaît et celle que j’aime à la prose étrange et presque envoûtante. Nuit et Jour intrigue, comme tous ses autres romans à tel point qu’il ne cessera pas comme les autres de m’accompagner dans mes pensées même après avoir lu la dernière phrase :

“Good night,” she murmured back to him.

Pourtant, j’ai eu du mal à le finir (pour sa défense, j’ai relu Jane Eyre entre temps) ou à m’attacher à ses personnages, à leur trouver assez de profondeur pour que ce roman ait une place à part pour moi, comme je crois qu’il l’aura à l’avenir. Je ne sors pas avec un sentiment mitigé, comme ça a été le cas il y a quelques mois pour Céline, mais plutôt conquise après avoir été perplexe pendant la première moitié du roman et happée par les pages, par l’histoire et ses personnages durant la seconde moitié à tel point que je l’ai fini en quelques jours, un peu trop tôt à mon goût.

Mais, il a de quoi rendre perplexe ce qui me confirme dans mon idée qu’il est plus original qu’on ne le croit et aussi woolfien que les autres.

Ce qui éloigne Virginia de Jane Austen, ce sont d’abord ses personnages. Souvent, les romans de Jane Austen sont centrés autour d’une seule héroïne (mise à part Sense & Sensibility) dont on suit l’évolution, les pensées et les sentiments plus que les autres personnages grâce à des procédés littéraires bien connus comme la focalisation interne. C’est comme cela que l’on divise le personnage principal et les personnages secondaires. Or, Nuit et Jour voit cohabiter au moins quatre voix qui se partagent assez équitablement le devant de la scène et qu’on pourrait appeler personnages principaux : Katherine, Mary, William et Ralph. Or, les prétendument personnages secondaires, même les plus insignifiants, ont aussi une voix bien à eux à tel point que cette distinction ne tient plus. C’est fait avec beaucoup de finesse, beaucoup de souplesse, encore une fois seamless : là où cela est fait de façon abrupte et déroutante dans Les Vagues où pas moins de six voix se mêlent, tous les personnages parlent ici en leur nom, presque en même temps, sans que jamais cela paraisse cacophonique.

Katherine Hilbery, at home

 

Certes, Katherine Hilbery pourrait tenir le rôle d’héroïne austenienne à quel point elle est au centre de toutes les préoccupations autant sociales, matrimoniales qu’existentielles. Cependant, elle n’a rien d’un type comme si elle était la porte parole de son époque ou de son milieu. Au contraire, elle est sacrément étrange et parfois étrangère à elle-même à la limite de la névrose ! Dès le début, il y a comme un flou autour de son personnage : elle appartient au beau monde dans une famille qui s’est fait un nom en littérature (en tant que la petite fille du poète – fictif, il me semble – Richard Alardyce) et pourtant, elle pourrait presque apparaître dès la première phrase comme une domestique dans la maison de ses parents en servant le thé :

« It was a Sunday evening in October, and in common with many other young ladies of her class, Katharine Hilbery was pouring out tea. »

Loin du personnel de Downton Abbey, son rôle est pourtant celui d’une sorte d’intendante jouant comme on s’attend d’elle la parfaite ménagère, comme déjà prête pour la vie qu’on lui destine, celle d’une bonne épouse épanouie dans un mariage de raison. Pourtant, Katherine est bien loin de ses considérations pratiques : tout semble maîtrisé dans sa vie, à tel point qu’elle ne perd rien et n’est jamais en retard (sauf, quand ses horizons s’ouvrent enfin), et pourtant, elle aussi à des rêves. En vérité, elle semble être constamment plongée dans des rêveries éveillées : discrète ou taciturne, elle est indifférente aux autres et souvent perdue dans ses pensées, en état de contemplation sans que quiconque s’en rende compte ce qui lui permet de paraître toute différente sans révéler ce qu’elle est vraiment.

 

Ainsi, si elle semble accepter en apparence les règles de la tradition, elle est loin de les faire sienne. Elle s’éloigne tellement de la tradition familiale qu’elle est moins intéressée par la littérature que par les mathématiques et l’astronomie qui lui plaisent en tant qu’elles qui offrent la solitude qu’elle recherche, préférant les problèmes mathématiques aux problèmes liés au fait de côtoyer les autres êtres humains. Quant aux conventions sociales, comme le mariage, elle semble aussi s’y résoudre mais sans y croire, sans lui donner la valeur que la société lui donne, quitte à se marier sans amour si elle obtient ce qu’elle souhaite :

« Mais, je l’avoue, si je l’épouse, c’est parce que  je serai très franche avec vous, vous ne devrez souffler mot à personne de ce que je vais vous dire  si je l’épouse, c’est parce que je veux me marier. Je veux avoir une maison à moi. La vie n’est plus possible chez nous. Vous, vous n’avez aucun problème, Henry ; vous pouvez faire ce que vous voulez. Moi, je dois toujours être là. Vous savez bien comment cela se passe à la maison. Vous ne seriez pas heureux non plus si vous ne faisiez rien. Ce n’est pas que je n’aie pas le temps, c’est l’atmosphère. » 

Ainsi, le mariage est pour elle une façon d’obtenir enfin « une pièce bien à soi » et faire quelque chose de ses journées en s’adonnant aux activités qu’elle souhaite (comme les mathématiques qui sont une passion secrète pour elle), sans être interrompue. Ainsi avoir l’opportunité de jouir pleinement, en plein jour de la solitude qu’elle aime. Cependant, cette situation pose forcément problème : le tout est de s’en rendre compte à temps…

 

Je crois que ma perplexité face à cette œuvre est venue surtout de ce personnage-ci qui n’est pas mon préféré (il s’agit pour moi de Ralph) mais que j’ai appris avec le temps à comprendre et à aimer. Elle demeure tout de même énigmatique pour le lecteur et pour les autres personnages, parce que sa vraie personnalité est souvent cachée aux autres, conforme au titre du recueil des lettres de son auteur : « ce que je suis en réalité demeure inconnu ».

 

Cependant, ce trait de caractère de Katherine, en tant qu’elle fait mystère, n’est pas sans conséquence sur ce qui définie la relation amoureuse dans Nuit et Jour et, qui sait, dans la tête de son auteur. C’est en cela aussi que Nuit et Jour tire son originalité : l’amour et le mariage sont des thèmes récurrents dans ce roman et pourtant, ça n’en fait pas un roman « classique ». Au contraire, les personnages sont autant en quête d’amour qu’en quête de ce qu’est l’amour. Comment savoir si que ce qu’on ressent, c’est de l’amour ? Qu’est-ce qui dans l’amour est réel ou fabulé, imaginé ou idéalisé ? Et dès lors, peut-on réellement aimer une idée ? L’amour n’est-il donc qu’une illusion ?

Ralph Denham

C’est visible lors d’une déception amoureuse quand la réalité saute aux yeux :

« Katherine était fiancée, elle l’avait trompé. (…) Il était totalement dépossédé. Katherine l’avait trompé ; elle s’était mêlée à toutes ses pensées et maintenant qu’elle se retirait, il les jugeaient factices, et ne pouvait y repenser sans rougir. Sa vie s’en trouvait infiniment appauvrie. (…) A la réflexion, il dut admettre que Katherine ne lui devait rien. Katherine n’avait rien promis, elle n’avait rien pris ; les rêves de Ralph ne signifiaient rien pour elle. Cette pensée le mit au comble du désespoir. Si le meilleur de nous-même ne signifie rien pour pour la personne qui tient le plus de place dans notre vie, que nous reste-il ? » (Chapitre 12)

La personne aimée tient beaucoup aussi grâce à l’imagination ou du rêve, à un certain idéal que l’on projette éloignant les preuves contraires que donnent la réalité. L’amour ne serait que se raconter une histoire et être sciemment placée dans l’illusion romanesque. Ainsi, la pensée incessante de l’autre serait une façon d’aimer une idée fausse de l’être aimé ou plutôt aimer une Idée toute seule sans qu’elle se rapporte à quelque choSe de réel :

I’ve done my best to see you as you are, without any of this damned romantic nonsense. That was why I asked you here, and it’s increased my folly. When you’re gone I shall look out of that window and think of you. I shall waste the whole evening thinking of you. I shall waste my whole life, I believe.” [2]

Cette oscillation entre le rêve et la réalité, entre ce qu’on parait être et ce que nous sommes, entre l’être imaginé et l’être réel, c’est ma façon à moi d’interpréter le titre assez énigmatique de ce roman de Virginia Woolf. Nuit et Jour, ce n’est pas seulement la distance qui sépare les personnages comme le jour et la nuit, comme les antinomies que sont Mary et Katherine par exemple. Nuit et Jour, ce n’est pas seulement la distance qui sépare ce que nous sommes en secret de ce qu’on laisse paraître au grand jour conformément aux bonnes règles de la société. Nuit et Jour, c’est aussi le monde du rêve et celui de la réalité, ces deux mondes qui se confondent dans l’amour ou dans un sentiment égal qui n’ose pas se nommer tel.

 

Voilà mon extrait favori :

Vous saviez que vous étiez amoureux ; pour nous, c’est différent. On dirait… (…) On dirait que brusquement quelque chose s’arrête – cède – s’efface – comme un mirage – comme si nous inventions que nous étions amoureux – comme si nous imaginions quelque chose qui n’existe pas. Voilà pourquoi il nous est impossible de nous marier un jour. Découvrir sans cesse que l’autre est une illusion ; partir ; oublier ; ne jamais être sûr que l’on aime ou qu’il n’aime pas en vous quelqu’un d’autre ; le passage terrifiant entre la joie et la tristesse, oui, voilà pourquoi nous ne pouvons pas nous marier. En même temps, il nous est impossible de ne pas vivre l’un sans l’autre, parce que... [3]

J’ai lu Nuit et Jour dans l’édition de poche, parue récemment dans la collection « Signatures Points « . Elle se trouve bien sûr sur Amazon mais vous pouvez aussi lire la préface de Camille Laurens (chose que je n’ai faite qu’après coup pour ne pas gâcher ma lecture) mais surtout le premier chapitre en ligne à cette adresse.
 

Traduction des citations :

[1]« Jamais les voix ne sont aussi belles qu’en hiver, à la tombée du jour, quand les lignes du corps s’estompent et qu’elles semblent s’élever du néant avec une intonation intime si rare en plein jour. »

[2] « Dieu m’est témoin que j’ai essayé, répliqua t-il. J’ai fait de mon mieux pour vous voir telle que vous êtes, sans être bêtement romanesque. C’est pour cela que je vous ai demandé de venir ici mais cela n’a fait qu’aggraver ma folie. Lorsque vous serez partie, je regarderai par cette fenêtre et je penserai à vous. Je passerai toute la soirée à penser à vous. J’y passerai toute ma vie, je crois. »

[3] “You knew you were in love; but we’re different. It seems (…) as if something came to an end suddenly—gave out—faded—an illusion— as if when we think we’re in love we make it up—we imagine what doesn’t exist. That’s why it’s impossible that we should ever marry. Always to be finding the other an illusion, and going off and forgetting about them, never to be certain that you cared, or that he wasn’t caring for some one not you at all, the horror of changing from one state to the other, being happy one moment and miserable the next—that’s the reason why we can’t possibly marry. At the same time,” she continued, “we can’t live without each other, because—”

[Cet article fut initialement publié sur le blog La Bouteille à la Mer le 30 août 2012]

« La Traversée des apparences » (1915) de Virginia Woolf

monet-jeunes-filles-en-barque-1887

Claude MONET, Jeunes filles en barque (1887)

« Ce que je veux atteindre en écrivant des romans se rapproche beaucoup, il me semble, de ce que vous voulez atteindre quand vous jouez du piano, commença-t-il, lui parlant par dessus son épaule. Nous tâchons de saisir ce qui existe derrière les choses, n’est-ce pas? Voyez ces lumières en bas, reprit-il, jetées là n’importe comment… Je cherche à les coordonner… Avez-vous déjà vu des feux d’artifice qui forment des figures ?… Je veux faire des figures. »

L’intrigue

 
A 24 ans, Rachel Vinrace, une jeune fille passionnée de musique taciturne et solitaire et presque cloîtrée chez ses tantes à Richmond, participe pour la première fois à une croisière en compagnie de son père, de son oncle Ridley Ambrose et de sa tante Helen vers l’Amérique du Sud avec une escale au Portugal où ils rencontrent une certaine Mrs Dalloway et son mari. Cette occasion de découvrir le vaste monde et de sortir de sa bulle intérieure va lui permettre de rencontrer des jeunes gens de son âge, comme Terence Hewet et Saint John Hirst, deux amis libres penseurs, et une foule hétéroclite de personnes dans l’hôtel où ses deux nouvelles connaissances séjournent. Bals, excursions, conversations banales ou secrètes, rien n’est plus éloigné de sa vie d’avant.  Cette immersion dans la société édouardienne, où seules les apparences comptent, va lui permettre par contraste de se trouver elle-même, d’explorer sa quête de la vérité avec Terence et Saint-John, et non plus seule, et enfin de quitter la maigre surface des choses pour enfin vivre pleinement, quitte à en payer le prix.

 

Hogarth House (Richmond upon Thames) où ont vécu Virginia et Léonard Woolf.

Publié en 1915, son écriture coïncide avec une longue crise de dépression de 1913 à 1915 qui se retrouve peut-être dans le malaise que vit Rachel face à son exploration des émotions, à sa quête de la vérité et du bonheur pour elle-même et pour les autres. Ce roman a quelque chose à voir avec la libération et la guérison autant pour Rachel que pour Virginia Woolf qui sont toutes les deux comme enfermées à l’époque à Richmond, assez éloignées de la capitale pour ne pas pouvoir en vivre la vie mondaine. C’est comme ça en tout cas que j’interprète ce voyage à l’étranger jusqu’à Santa-Marina, une ville fictive en Amérique du Sud, et le titre original du roman presque intraduisible : The Voyage Out, littéralement « le voyage dehors, hors de », voyager pour sortir et s’en sortir.

 

Mais ce voyage, c’est aussi le besoin de prendre de la distance pour mieux faire la satire de la société édouardienne. Dans l’hôtel de Santa-Marina, la foule de personnages que Rachel rencontre est comme un microcosme de la société anglaise au complet mais mieux représentative parce qu’elle se retrouve dépaysée et donc plus facilement confrontée à ses préjugés sur les autochtones pour mieux les dénoncer. Ils sont comme observés à leur insu, ce qui est véritablement le cas lorsque Rachel et Helen, attirées par les lumières de l’hôtel, jouent les voyeuses en regardant l’assemblée par une des fenêtres lors d’une veillée.

 

Vote for Women

Dans cette satire, la place de la femme dans la société est centrale d’autant plus qu’elle touche au premier chef le personnage principal, Rachel, qui n’a rien du modèle de la femme moderne. Comme dans Nuit et Jour, le féminisme de Virginia Woolf et les diverses revendications féministes comme un accès au droit de vote, à l’éducation ou la dénonciation de la ségrégation des femmes traverse tout le roman soit pour être critiquées, soit pour être défendues. On n’entend pas la voix d’une féministe en tant que telle comme Mary Datchet, la suffragette dans Nuit et Jour mais bien des hommes comme la figure du politicien en la personne de Richard Dalloway qui dénonce l’inutilité du droit de vote, chose étrange pour un homme politique :

 

« S’il y a des dupes qui s’imaginent que le droit de vote va leur servir à quelque chose, on n’a qu’à le leur accorder. Elles ne tarderont pas à déchanter. »

 

Toutefois, c’est surtout Terence Hewet, en tant que figure de l’écrivain (et donc plus ou moins double de Virginia Woolf), qui prend la défense des droits des femmes et essaye de gagner Rachel à sa cause :

 

« Réfléchissez un peu : nous sommes au début du XXe siècle, et jusqu’à il y a quelques années, une femme ne sortait jamais seule, ne disait jamais rien. Cela se déroulait là, à l’arrière plan depuis tous ces milliers d’années – cette curieuse existence muette dont rien ne témoignait au-dehors. » 

 

D’ailleurs, c’est à l’occasion de ce voyage qui prend des airs de voyage initiatique que Rachel va pouvoir sortir de sa condition de femme du XIXème siècle, complètement dévouée à des occupations oisives comme s’adonner fanatiquement à la musique en dédaignant tout autre centre d’intérêt, pour devenir le temps d’un instant une femme moderne, indépendante, vivant pleinement sa vie. C’est d’ailleurs ce que lui propose sa tante Helen en l’invitant à Santa-Marina :

 

« – Il ne te reste plus qu’à te lancer et à devenir quelqu’un pour ton propre compte. 
L’image de sa personnalité propre, de soi-même comme entité réelle, perpétuelle, différente de toutes les autres,irrépressible autant que la mer ou le vent, se projeta en éclair et l’idée de vivre la bouleversa profondément. » 

 

Pour cela, il lui faut une « chambre à soi » où il lui soit permis d’exercer ses pensées, de se cultiver pour mieux affronter le monde au dehors, 

« une chambre indépendante du reste de la maison, vaste, intime, un endroit où elle pourrait lire, penser, défier l’univers ; une forteresse et un sanctuaire tout ensemble. A vingt-quatre ans, une chambre représente pour nous tout un monde. »

 

Ce qui est drôle dans le fait de voir en Rachel une jeune fille du XIXème siècle avant qu’elle ne quitte l’Angleterre, c’est qu’elle avoue lors d’une conversation avec Clarissa Dalloway, qu’on découvre sous un autre angle que dans Mrs Dalloway, c’est qu’elle déteste Jane Austen ! Elle a beaucoup de mal à expliquer clairement pourquoi si ce n’est par une formule énigmatique :

 

« Elle est tellement… tellement… Enfin, elle est comme une natte trop serrée, pataugeait Rachel. » 

 

Pourtant, comme Jane Austen, Rachel a tout de la jeune fille victorienne qui est enfermée dans un carcan sans pouvoir librement s’épanouir, chose que Jane Austen a su faire à sa manière.
 
Sa traversée depuis Londres jusqu’à l’Amérique du Sud est aussi une « traversée des apparences » : il révèle à Rachel, d’un naturel crédule, que tout le monde ment, dissimule et plus profondément qu’il est difficile de connaître les autres même en partageant leur intimité, même en multipliant les conversations. Il y a un très beau passage où Rachel et Helen, sa tante, sont raccompagnés à l’aube après un bal jusqu’à chez elles par Terence et Saint John. Ils en profitent pour s’asseoir dans l’herbe, discuter et se raconter aux autres jusqu’à leurs convictions les plus profondes. Après s’être quittés, ils ne se connaissent pas pour autant :
« Malgré la proximité physique, malgré l’intimité de l’instant, ils n’étaient que des ombres les uns pour les autres. (…) Malgré la liberté des propos échangés, ils gardaient tous l’impression gênante de ne rien avoir appris, au fond, les uns les autres.
 
– Les questions importantes, réfléchissait Hewet tout haut, celles qui offrent un réel intérêt… je doute qu’on puisse jamais les poser à quelqu’un.»

 

Et plus tard, lors d’un tête-à-tête entre Rachel et Terence qui se rapprochent de plus en plus, l’un et l’autre comprennent chacun de leur coté qu’aucune conversation ne peut être totalement sincère, qu’il y a toujours des pensées, des émotions inavouées qui sont gardées secrètes malgré leur intimité grandissante et que toute relation demeure fragmentaire, toujours limitée, jamais assouvie complètement :

 

« Il raisonnait pour contrecarrer le désir qui lui revenait, intense, de la prendre dans ses bras, d’en finir avec les allusions indirectes, d’expliquer exactement ce qu’il ressentait. (…) Il passa en revue leurs propos, décousus, inutiles, tournant sur eux-mêmes, qui leur avaient pris tout leur temps et les avaient si étroitement rapprochés, pour les rejeter ensuite si loin l’un de l’autre et le laisser, lui, insatisfait à la fin, ignorant toujours ce qu’elle sentait, comment elle était. Parler, parler, rien que parler, à quoi cela servait-il ? »

 

Ce désir de transparence entre eux, de fusion et d’annulation des différences entre cet homme et cette femme, la fin du roman l’offre de la manière la plus inattendue, abrupte et sublime. Cette fin m’a vraiment touchée, presque troublée et je crois que c’est le signe que c’est un grand roman ce qui est extraordinaire pour un premier roman. Même s’il est plus classique dans sa composition que d’autres romans de Virginia Woolf plus connus, il possède une originalité propre et une sensibilité qui ne laisse pas indifférent.

 

Je vous laisse avec mon passage préféré où Terence parle de leur amour l’un pour l’autre où l’on retrouve une phrase presque à l’identique de la lettre de suicide de Virginia Woolf pour son mari, Léonard :

 

Henri Lévy, La jeune fille et la mort (1879, Musée des beaux-arts, Nancy)

« Comment avaient-ils le courage de s’aimer ? Comment lui-même avait-il osé vivre avec tant de hâte et d’insouciance, courir d’un objet à l’autre, aimer Rachel à ce point ? Jamais plus il n’éprouverait un sentiment de sécurité, une impression de stabilité dans la vie. Jamais il n’oublierait les abîmes de souffrance à peine recouverts par les maigres bonheurs, les satisfactions, la tranquillité apparente. Jetant un regard en arrière, il se dit qu’à aucun moment leur bonheur n’avait égalé sa souffrance présente. Il avait toujours manqué quelque chose à ce bonheur, quelque chose qu’ils souhaitaient mais qu’ils n’arrivaient pas à atteindre. Cela restait fragmentaire, incomplet, parce qu’ils étaient trop jeune et ne savaient ce qu’ils faisaient.(…)
 
– Jamais il n’y eut deux êtres aussi heureux que nous l’avons été. Nul n’a jamais aimé comme nous avons aimé. Il lui sembla que de leur fusion absolue et de leur bonheur émanaient des cercles qui allaient s’élargissant, qui emplissaient l’espace. Aucun de ses désirs les plus vastes ne restait inexaucé. Ils possédaient ce qui jamais plus ne leur serait repris. »

 

 

Comment se procurer La traversée des apparences ? 

 
 
 
La traversée des apparences de Virginia Woolf
GF – Préface de Vivianne Forrester
464 pages – EUR 8, 55
 

Cet article fut initialement publié sur mon blog La Bouteille à la Merle 1e juin 2013.

First Encounter with Virginia

Lady Ottoline Morrell, Portrait of Sir Maurice Bowra and Virginia Woolf, 1926

Sir Maurice Bowra and Virginia Woolf, 1926

 « How can we combine the old words in new orders so that they survive, so that they create beauty, so that they tell the truth? That is the question. […] It is only a question of finding the right words and putting them in the right order. But we cannot do it because they do not live in dictionaries; they live in the mind. And how do they live in the mind? Variously and strangely, much as human beings live, ranging hither and thither, falling in love, and mating together. »

Virginia WOOLF, extrait de l’unique enregistrement audio de Virginia Woolf, tirée d’une intervention radiophonique sur la BBC en 1937. 

Comme pour une première rencontre entre futurs amis dans « la vraie vie », l’usage veut qu’on se présente mais ce genre de rituel va paraître redondant pour certain(e)s qui me connaissent déjà depuis un petit bout de temps, notamment sur la blogosphère avec mon blog littéraire et culturel La Bouteille à la Mer. Mais si vraiment vous atterrissez ici, tel le Docteur dans sa boite bleue (d’ailleurs, s’il pouvait rencontrer Virginia Woolf lors d’un épisode, il ferait de moi la plus comblée des jeunes femmes), alors n’hésitez pas à aller visiter la page ci-dessus V.W & moi où je prends le temps de m’y présenter en bonne et due forme.

Angelica Garnett (nÈe Bell); Virginia Woolf (nÈe Stephen) by Ramsey & Muspratt

Angelica Garnett (née Bell); et sa tante Virginia Woolf (née Stephen) par Ramsey & Muspratt

Après tout, ce que je suis se réduit à un seul mot : woolfienne. En d’autres termes, Virginia Woolf est mon phare. C’est une façon un peu snob de présenter la chose et, pourtant, c’est le meilleur qualificatif que j’ai pu trouver. Au lieu de me présenter, je vais vous raconter l’histoire de ma première rencontre avec Virginia Woolf grâce aux meilleur des entremetteurs : les mots.

Il était une fois… un dimanche soir d’une saison quelconque (va pour l’automne car, même si je ne m’en souviens pas, si le destin a bien fait son coup, il aura choisi ma saison préférée) dans un internat versaillais. Une jeune fille s’installe dans sa chambre après un bref retour dans sa famille durant le week-end, La radio s’allume. C’est un geste machinal peut-être pour chasser la solitude ou l’idée morose qui accompagne la venue imminente d’un nouveau lundi matin. Ce n’est pas de la musique qui s’échappe du poste, mais une voix, puis une autre. Étrange. « C’est une lecture du soir sur France Culture », se dit-elle. Son attention grandit.

Edward HOPPER, Hotel Room, 1931

Elle s’assoie sur son lit, abandonnant ce qu’elle était futilement en train de faire  pour seulement écouter. Parce que c’est beau. C’est fluide, triste et revigorant comme la pluie. C’est un monologue intérieur, une femme qui parle de celui qu’elle aime mais qui ne l’aime pas. « Tiens, on dirait moi. » Les émotions, les idées, l’espoir et le désespoir s’y mêlent. Tout est emmêlé et pourtant tout se succède. Toujours cette fluidité. Ce flux comme un voyage intérieur, une errance.

Virginia WOOLF, The Waves

Virginia WOOLF, The Waves

C’était  Les vagues. J’ai oublié beaucoup de dimanches soirs dans mon internat versaillais durant mes trois années de prépa mais pas celui-ci. La preuve en est que, durant trois ans, presque toutes les semaines, je rallumais la radio pour écouter ces lectures du dimanche soir sur France Culture. Puis tous les soirs. Comme un rituel, un hommage à cette première rencontre avec Virginia Woolf grâce aux voix de comédiennes dont je ne connaîtrais peut-être jamais le nom. C’est drôle à quel point les romans de Virginia Woolf se prête bien à la lecture orale. Je n’ai pas de livres-audios de ses romans mais, bien lus, avec une belle voix, ça doit être fantastique. Déjà Guillaume Gallienne le fait très bien.

Bien sûr, j’ai été préparée à cette rencontre, assez tardive dans ma vie en définitive par  rapport à d’autres lectrices de Virginia mais le temps est si flexible qu’il n’est jamais trop tard pour découvrir une femme écrivain comme ça. Je pense que je dois beaucoup à Jane Austen dans cette révélation puisque c’est grâce à elle que j’ai découvert la littérature anglaise « classique ». Et, rétrospectivement, Virginia Woolf lui doit beaucoup (ce qui est frappant dans ses œuvres de jeunesse) donc c’est de bonne guerre.

Clarissa Dalloway

Comme beaucoup de lecteurs et de lectrices de Woolf, j’ai commencé par Mrs Dalloway avant de lire en mémoire de ce dimanche soir pendue à la radio Les Vagues dans leur intégralité bien après, ce qui n’était pas une mauvaise idée vu l’effort que demande ce roman, le plus abouti et le plus beau à mon humble avis. Ma lecture de Mrs Dalloway a dû coïncidé plus ou moins à un cours en prépa sur le stream of consciouness (le flux de conscience) où a été étudié le monologue de Molly Bloom dans Ulysses de James Joyce et je pense que c’est dans ce même cours que j’ai entendu parler de ce cher John Ruskin et de son concept de pathetic fallacy (attribuer par exemple quand on observe un paysage des émotions humaines à la nature, une sorte de pendant aux « correspondances » baudelairiennes)  dans Modern Painters.

Virginia WOOLF, Nuit et Jour

Virginia WOOLF, Nuit et Jour

Je pense relire Mrs Dalloway avant la fin de l’année cette fois-ci en anglais. C’est généralement le roman le plus étudié ce qui est mérité (faire tenir un roman dans le récit d’une seule journée dans la vie d’une femme, c’est assez fabuleux comme idée) mais en même temps, c’est peut-être l’un des romans avec ses œuvres de jeunesse (du moins Nuit et Jour mais elles ne sont pas du tout étudiées malheureusement), Orlando ou ses essais qui sont les plus abordables. Se confronter aux Vagues ou à la structure deLa Chambre de Jacob éveille beaucoup plus ma curiosité.

C’est peut-être à cause de cette lacune (au sein d’un parcours d’angliciste non spécialisée que je considère pourtant très riche !) qui m’a poussé à étudier Virginia Woolf cette année quand il a fallu faire le choix de me réorienter en Littérature après cinq ans de philo. Il faut dire que ses romans sont si philosophiques (par exemple sur le temps) que la transition n’a pas été dure à vivre. Le défi, bien sûr, est de faire plus ou moins oeuvre originale et, en cela, la littérature comparée est clairement une discipline fructueuse pour une auteur plutôt  bien étudiée, quoique surtout pour son apport au modernisme.

vanessa bell

Couverture des Années par Vanessa Bell

Au-delà de cet intérêt universitaire pour Virginia Woolf, je tiens toujours à la lire pour le plaisir, pas forcément en lien avec mon mémoire (mais qui va nourrir forcément mon travail). Il me reste encore Les années à lire, ainsi que les nombreuses nouvelles et encore beaucoup d’essais de Virginia Woolf.

Autant dire que je n’ai pas fini d’en avoir fait le tour, même si un jour,je finis par devenir, par nécessité et un peu par snobisme, une spécialiste insatiablement passionnée de Virginia Woolf.

Mais, si Virginia Woolf est mon phare, alors je préfère être une de ses compagnes de voyage. Et cette année, ce blog en sera mon récit de voyage.